Blog proposé par Jean-Louis Bec

dimanche 17 juin 2012

Alphabétisation





Rubrique: langage et photographie



Anonyme .. "La photographie anonyme constitue a priori une photo honteuse. Honteuse de la scène prise ou honteuse de la prise de la scène. Photos clandestines... Des rares photos volées dans les camps de concentration nazis aux premières des services photographiques des armées alliées les révélant. C'est aussi ( dans un premier temps) les séries d'humiliations des prisonniers irakiens dans la prison d'Abou Ghraïb en 2004, qui se sont transmises de téléphone portable en téléphone portable jusqu'à l'explosion du scandale dans le New Yorker.
On préfèrera l'anonymat des photographes ambulants du XIX e siècle ou ceux qui, sous cape, ont diffusé les premiers nus..."

Aura .. "En avoir ou pas. Certaines photos en dégagent plus que d'autres. C'est un "je ne sais quoi" avec lequel se branchent instantanément des sentiments personnels ou collectifs. Plus théoriquement, l'"aura" est définie par le philosophe Walter Benjamin comme "une trame d'espace et de temps, l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il". Il en voyait sa déperdition par la reproductibilité technique (imprimerie et photographie) des oeuvres. Et pourtant...
Les photos des années 1950 en France - par exemple, celles de Doisneau, d'Izis et de Ronis- en irradie beaucoup, voire trop, ce qui en limite le jugement.
Sans aller jusqu'aux célébrités, une pauvre photo anonyme, dégradée, nichée dans une poubelle ou chinée sur un marché de vieux papiers vous attirera vous, et pas un autre. L'aura aura fait son effet."

Blow up .. "En 1967, le film Blow up de Michangelo Antonioni (basé sur une nouvelle de l'écrivain Julio Cortazar) reçoit la  palme d'or du festival de Cannes. Il raconte l'aventure d'un photographe de mode très populaire dans le Londres pop des sixties. Dans ses moments de détente, l'homme (rôle tenu par David Hemmings, figure imitée de David Bailey, le photographe des pop stars de l'époque) réalise pour son plaisir des paysages de jardin anglais. Intrigué par une chose insolite entr'aperçue au déclic, il se pourrait qu'il ait photographié, sans la déceler, la scène d'un crime. Mais plus il agrandit au laboratoire les négatifs (d'où le titre du film), plus le grain du film grossit, et plus la possibilité d'une preuve s'éloigne. Ce film sur la surface des choses et sur l'illusion de leurs apparences se termine sur une partie de tennis sans raquettes et sans balles...
Pas loin, la réflexion de Garry Winogrand: "Si je  photographie quelque chose, c'est pour savoir à quoi ça ressemblera une fois photographié.""
Photographe de plateau sur Blow up: Don Mc Cullin.

Carré noir .. "Et si le paradigme de la photographie était le carré noir sur fond blanc, son absolu brut? Le tableau suprématiste de Kasimir Malevitch de 1913 n'est-il pas celui qui synthétise toutes les formes et toutes les teintes dans un cadre parfait? Ne pourrait-il être la futuriste et imaginable fusion entre la peinture et la photographie? L'idéal plasticien de l'un et de l'autre, et en même temps, selon la prophétie de Marcel Duchamp, leur fin pour passer à autre chose?
Nous sommes en 1913 et, en Russie, l'énergie artistique de cette période propulsée par le début (uniquement le début) de la révolution soviétique va inventer le constructivisme."

Icône.. "Du grec eikôn (image), les icônes sont, à l'origine, des images sacrées religieuses orthodoxes. Qu'appelle-t-on une icône en photographie? Prenons la plus évidente et connue, celle du Che. La photo de Korda, prise à la Havane le 6 mars 1960, en contient tous les ingrédients: une figure christique associée à l'idéal égalitaire, tuée à trente neuf ans dans la posture du héros solitaire. L'effigie répandue massivement, en amplifiant la force du (des) symboles (s) fait décoller l'homme de sa réalité, ouvre le mythe, l'immatériel, proche du sacré.
C'est aussi les figures (toujours mortes "avant l'âge", dramatiquement) dans lesquelles se sont identifiées des générations au travers notamment du cinéma: par exemple, James Dean à Times Square par Denis Stock en 1955 ou Marilyn Monroe par Bert Stern.
Par extension, toutes les images que l'on épingle sur les murs (wall of fame) de sa chambre d'adolescent, d'adulte, et que l'on garde toujours dans un coin de sa mémoire. Cela peut inclure des scènes historiques, romantiques: le milicien républicain espagnol de Capa, le baiser de l'Hôtel de Ville de Doisneau, ou une image découpée sur le journal qui nous a plu, touché, et qui demain...
Les icônes photographiques sont enfin ces clichés de presse, d'actualité, qui rappellent, par des scènes de souffrances, les représentations édifiantes de l'iconographie catholique."

Légende .. "Précision textuellement courte, utile ou inutile, factuelle ou descriptive, signalant ou surlignant, sous, quand il s'agit de la chose imprimée, ou au verso de la photographie. Importante dans l'information journalistique, incluant le nom de l'auteur, la légende peut entrer dans le processus littéraire du récit visuel.
Dans les pièces plasticiennes, elle est souvent laconique ou absconse, ce qui renforce l'abstraction et, par conséquence étonnante, le prix de l'oeuvre... Pas forcément sa valeur."

Regard.. "Le terme "regard" - désignant ce moyen de l'action, pour tous les voyants, de regarder - est un "mot remplaçant", facilement utilisé pour résumer le style, le particularisme, la singularité, l'art, de tel ou tel photographe. Ce remplaçant qui n'en finit pas de remplacer est devenu une tarte à la crème titulaire pour titres d'articles, de livres, d'expositions, etc. "Le regard d'untel", "Regards sur x ou z", "Regards croisés" (gros succès), etc.
Quant au "droit de regard", c'est une question plus sérieuse. Cette expression est associée à des réflexions du philosophe Jacques Derrida sur la photographie, pour qui ce "droits de regards" relève d'une correspondance (et du même évènement) entre la psychanalyse et la photographie (nées à quelques décennies près, elles "conviennent"). La photographie comme le photographe ont le "droit de regards" et "tous les droits, dans le jeu dont les règles sont celles de la photographie elle-même". (Droit de regards, suivi d'une lecture par Jacques Derrida, de Marie Françoise Plissart, éd. Minuit, 1985). Même si ce "droit de regards" ne couvre pas un panorama, une totalité, puisque la photographie ne puise qu'un fragment, une trace de la scène envisagée. Métaphysique, mon cher lecteur. Entre Walter Benjamin et Roland Barthes, Jacques Derrida énonce des propositions dans le champ spectral, sans voix, du trou noir de la photographie."

Vernaculaire.. "De quoi s'agit-il? C'est, comme la prose, cette photographie que l'on fait sans le savoir, nous autres amateurs, dans ces petits moments de la vie quotidienne que l'on se croit obligé de fixer pour se justifier d'être heureux, vivant, auprès des autres et des choses. C'est photographier son chien dans le jardin à chaque printemps, son lapin avec sur la tête tout ce qui vous passe sous la main, un rouleau de PQ, une tasse, un bouchon de carafe, une chaussette, sa bagnole tous les 5000km, ses enfants tous les mois, etc. La photographie vernaculaire, c'est donc d'abord une photo "à la con". Concept inventé par Martin Parr qui afficha par là sa détestation du monde et de soi-même.
Dans la photographie vernaculaire, l'échec rôde partout. Il est moins virtuel que philosophique, moins technique que métaphysique. Ce sont des photos ratées, c'est à dire celles qui nous ressemblent le mieux."

Louis Mesplé, Les 101 mots de la photographie, Archibooks, 2009.








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