Blog proposé par Jean-Louis Bec

jeudi 28 février 2013

un suivi à la trace


Rubriques : langage et photographie ; photographie analogique et numérique


La photographie est sans doute le seul médium visuel à avoir été aussi souvent défini comme une trace, une empreinte ou un indice du réel. "Une photo, écrivait par exemple Susan Sontag, il y a près de trente ans, n'est pas seulement une image (comme l'est un tableau), une interprétation du réel; c'en est aussi une trace, une sorte de stencil immédiat, comme l'empreinte d'un pas ou un masque mortuaire." A l'instar des pionniers de la photographie au début du XIX e siècle, Sontag, à juste titre, cherche la spécificité de l'image photographique dans les différences qui la distinguent des autres arts visuels traditionnels. Cette particularité, elle la trouve moins dans l'image produite que dans son procédé de réalisation: selon elle, la photographie "est le vestige matériel de son modèle, ce qu'aucun tableau ne peut être". D'une manière ou d'une autre, des auteurs aussi divers que Charles Sanders Peirce, André Bazin, Roland Barthes, Rosalind Krauss et Philippe Dubois ont eux aussi cherché la nature de la photographie dans le lien matériel, inhérent à ce médium, qui unit objet et support.
On objecta que cette définition de la photographie comme trace n'était pas pertinente, qu'elle n'était plus pertinente, ou que les remarques avancées n'avaient absolument aucun intérêt quant à la pratique effective des images photographiques. La mise en valeur de la genèse matérielle de l'image apparaissait dans cette perspective comme l'ontologisation contestable d'un produit en réalité construit et artificiel. D'aucuns argumentèrent que son prétendu réalisme, loin de reposer sur l'inscription d'une trace, était le résultat d'une série de codes, de conventions et d'attributions changeantes: "(...) la photographie est un système conventionnel (...). Si la photographie est considérée comme un enregistrement parfaitement réaliste et objectif du monde visible, c'est qu'on lui a assigné (dès l'origine) des usages sociaux tenus pour "réalistes" et "objectifs"", remarque par exemple Pierre Bourdieu.
L'origine physico-chimique des images photographiques, si importante aux yeux des apologistes de la trace, paraît dès lors secondaire. Ce n'est pas seulement l'usage des images, mais déjà leur pure matérialité qui semble ici investie d'une charge idéologique.(...)
Outre ces positions favorables ou hostiles au paradigme de la photo comme trace, on peut encore adopter une autre attitude: affirmer que ce concept a existé mais qu'il a désormais perdu de sa force. "La photographie fut considérée un jour comme l'emblème par excellence de l'âge moderne", écrit Hans Belting. Selon lui, la photographie peut aussi être "une empreinte et une trace des choses avec lesquelles elle est entrée en contact", mais cette recherche de traces est aujourd'hui tombée dans l'oubli. "La référence dont les images photographiques peuvent témoigner perd son sens lorsque les choses à travers lesquelles nous entendons nous approprier le monde ont perdu le leur. La disparition de la fonction référentielle à laquelle nous assistons dans la pratique contemporaine de la photographie a son origine en nous-mêmes. C'est qu'entre-temps, nous avons choisi de rêver plutôt de mondes désincarnés (...)."  Contrairement à Belting qui inscrit cette réflexion dans le contexte de son anthropologie des images, d'autres auteurs imputent la disparition de la trace à la généralisation de la technologie des images numériques. C'est ainsi que fut -et qu'est toujours- proclamée "la fin de la photographie", avec ou sans regrets, et souvent dès le titre-manifeste des publications correspondantes. "On paie des sommes énormes pour des photos anciennes ou prises par de grands maîtres. Non parce qu'elles sont particulièrement belles ou réussies, mais parce qu'elles sont perçues comme autant de preuves pour une archéologie de la photographie. En même temps, la photographie se situe entre deux mondes. Sur le point de disparaître, elle ignore ce que sera l'avenir", déclarait récemment Paul Virilio.
Selon leur style personnel et leur disposition, certains auteurs regardent ce déclin et son visage immuable avec calme et sang-froid, tandis que d'autres contemplent la fin graduelle de la culture de l'image dans la douce lumière vespérale de la mélancolie. Beat Wyss a exprimé une position intéressante quant à "l'ère de l'information par signes numériques sans traces": "Actuellement, ce sont les médiums analogiques, le cinéma et la photographie, qui échappent à ce processus de communication visuelle. Il faut les placer sous la protection de l'histoire de l'art qui doit veiller à la préservation de leur caractère indiciel". La photographie, en tant que "trace de la lumière qui agit sur une matrice photosensible", serait donc un art révolu. En revanche, les images nées sous son égide ne seraient pas perdues. Au contraire: leur promesse d'être la "trace d'une vérité" résonnerait encore dans le triomphe du numérique, et la postérité garderait en mémoire cet ancien art de la trace comme un précieux fossile de l'histoire des médias. (...)

Peter Geimer, La photo comme trace. Suppositions sur un paradigme mort vivant in L'évidence photographique, La conception positiviste de la photographie en question,  Editions de la Maison des sciences de l'homme, 2009.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire