Blog proposé par Jean-Louis Bec

mercredi 20 février 2013

Raconte-moi une Histoire



Catégories : photographie objective, subjective ;  fiction, récit et photographie


Paul Ardenne: "Vous écrivez dans le catalogue, en introduction: "Quand on fait une image du monde réel, on reconstruit un certain état de choses, on isole, on cadre, on produit une sorte de simulacre partiel et discontinu, dont les éléments seront ensuite agencés d'une certaine manière (par le montage, la séquence) pour être présentés à autrui". Une telle donnée n'invalide-t-elle pas la notion même de "document""?

Régis Durand: "Je ne crois pas. La notion de document ne renvoie en aucune façon à un état de nature, elle concerne quelque chose qui est toujours déjà construit. Quelqu'un a écrit, filmé, photographié, et c'est cette trace passée au crible d'un médium que nous appelons document. Il est vrai que dans nos esprits, il y a souvent, à l'arrière-plan de cette notion, une idée (une attente) de témoignage, de véracité -une conception judiciaire du document, qui opèrerait par son caractère brut, qui donnerait à voir et à entendre directement et irréfutablement une certaine vérité des choses. Et qui, partant, entrerait en tension avec toutes les mises en formes, récits ou représentations qui pourraient en être faites pour l'ordonner, la lisser. L'historienne Arlette Farge (...) décrit cette tension:" "L'infamie" des pauvres est terre d'origine, matière de l'histoire; c'est une surface de mots, tout à fait audibles, qui impose violemment son écart par rapport au bavardage de l'histoire: c'est une dimension que l'on croit ivre et inracontable alors qu'elle est seulement séparée de la mise en forme traditionnelle du savoir par sa résistance au jeu de l'analyse, aux modes traditionnels de la narration historique où l'on se substitue à l'autre pour penser quelque chose sur lui, par sa coïncidence trop évidente avec le trouble, l'écart, le déplacement. Cette séparation lui interdit un lieu d'énonciation, à moins que l'histoire, sans maugréer, sache fracturer son discours de ces irruptions tapageuses". Mais l'historienne convient immédiatement que les scènes qui surgissent ainsi, par leur fort caractère visuel, "ressemble à un tableau (..) qui sous une apparence tranquille captent l'arrêt dans le geste, sa suspension oblique, l'attente d'un après (...).
Deux approches s'opposent alors. L'une va poursuivre, par un acte d'empathie ou d'imagination, et parfois jusqu'à l'hallucination, la quête d'un moment ou d'un fragment de réel: ce sera le cas de Roland Barthes, mais aussi des Cahiers du cinéma des années 70 et leur fameux "cri de l'objet". L'autre sera plus sensible à la manière dont le médium, les codes écrits ou visuels, les "légitimités techniques" structurent et constituent le document en un objet complexe, irréductible à un fait brut, "mat" (le terme est de Barthes à propos de la photographie dans laquelle il voyait dans ses premiers écrits une "image sans code"".

Paul Ardenne: "Toute-puissance de l'encodage"...

Régis Durand: "De fait, tout est codé par les dispositifs (celui de départ, du producteur, comme celui d'arrivée, du spectateur). Dans un texte publié il y a quelques années, je soulignais qu'"il n'y a pas de statut ontologique du document, qui apparaît au contraire comme une notion fluctuante". Et c'est cela qui le rend intéressant, le fait qu'il renvoie le lecteur/spectateur à ses dispositions propres, ses fantasmes d'authenticité, de vérité, son insécurité, etc".

Paul Ardenne: "la question n'est donc pas de savoir à quelle catégorie appartient une image, mais plutôt de quel type et de quel degré de mixité et de pluralité elle est porteuse", écrivez-vous encore. C'est à dire explicitement, l'impureté du document. Toute prétention à l'objectivité serait-elle illusoire? Quid dès lors de la grande tradition objectiviste, de la Nouvelle Objectivité aux Becher et au-delà"?

Régis Durand: "Le document est donc évidemment impur et instable. Cela ne signifie pas que "toute prétention à l'objectivité" soit illusoire, simplement que c'est bien une prétention, un désir, une volonté. Ce qu'il advient réellement est une autre affaire. Atget faisait, disait-il, des "documents pour artistes": l'histoire en a fait un des plus grands photographes du début du XXe siècle. Les Becher ont entrepris l'archivage de milliers de structures industrielles ou architecturales en voie de disparition. Leur oeuvre aura donc valeur de document pour l'histoire de l'architecture industrielle des XIXe et XXe siècles. Mais personne ne contestera que ce sont de grands artistes qui, à travers le protocole strict qu'ils mettent en place, donnent une description précise de leur objet, proche du relevé d'architecte ou du tracé de l'entomologiste. Mais ce protocole, dont l'objet est d'éliminer toute trace d'anecdote et de subjectivité pour un maximum d'exactitude, a donné naissance à un style, dont ce sont emparés de nombreux épigones. Et à mesure que le temps passe, et que leurs sujets et leur style s'éloignent de nous, il n'est pas impossible que leur travail apparaisse de plus en plus comme chargé de nostalgie, d'un romantisme de la perte, et d'une émotion déjà perceptible, mais que notre conscience classificatrice réprime derrière des termes comme "objectivité", ou "conceptuel"... La photographie a d'admirable capacités de description. mais qui peut encore confondre description et objectivité? (..) Ces notions se mêlent, les entrecroisements de stratégies descriptives ou narratives variables selon le type de support. L'exposition que le Jeu de Paume a présentée début 2007 autour de l'évènement a montré, autour de cinq exemples précis, comment les formes de représentations disponibles à un moment donné construisent littéralement l'évènement, et le rendent accessible à la perception".

Paul Ardenne: "L'option prise par l'exposition "Croiser des mondes" est polémique. Elle semble attribuer plus d'intérêts à la reconstitution du réel, à la valeur de la vision après coup, qu'à la saisie même de l'évènement (la scénarisation chez Emmanuelle Antille, par exemple ou encore la narration photographique chez Guillaume Herbaut, assimilant le reportage photojournalistique à l'écriture d'une nouvelle...)".

Régis Durand:  (...). "Ma "thèse, si tant est que j'en ai une, c'est la mise en évidence des contradictions et des déplacements qui caractérisent le champ de l'image dans ses rapports avec le document. Il est vrai que je ne crois pas à une saisie brute du réel, et que tout, dans l'image, se joue dans un après-coup. Cela ne veut pas dire que je ne crois pas à la force de l'expérience vécue, bien au contraire, j'y reviens plus loin; ni qu'il doive forcément y avoir reconstruction ou fictionnalisation (mais une mise en récit, oui sans doute, une certaine forme de récit). Cela veut simplement dire deux choses:
Premièrement, qu'il faut nécessairement prendre en compte le dispositif initial (j'entends par là les conditions techniques de la réalisation, la distance, le choix d'objectif, le cadrage, mais aussi la définition du projet elle-même, son "cahier des charges").
Deuxièmement, qu'il faut prendre en compte aussi le mode de gestion des images (leur post-production et leur diffusion, le choix du support et son format, tirage, journal, livre etc.). Et surtout ce qui se joue alors entre l'image ainsi (re-)construite et le spectateur -sa réception. Car dans un monde où déferlent, par des canaux multiples, toutes sortes d'images au statut incertain, ce sont bien ces questions qui deviennent essentielles.
 Roland Barthes en avait eu l'intuition, dans ce texte fondateur de 1964 qu'est Rhétorique de l'image, lorsqu'il parlait d'"une mutation capitale des économies d'information". Mais il ne pouvait soupçonner la forme et l'ampleur qu'allait prendre cette mutation. Je crois utile de rappeler un passage de ce texte, qui met bien en évidence à la fois l'avancée et l'aporie de cette réflexion sur l 'image: "Il faudrait donc rattacher la photographie à une pure conscience spectatorielle, et non à la conscience fictionnelle, plus projective, plus "magique", dont dépendrait en gros le cinéma; on serait ainsi autorisé à voir entre le cinéma et la photographie non plus une différence de degré mais une opposition radicale: le cinéma ne serait pas de la photographie animée; en lui l'avoir-été-là disparaîtrait au profit d'un être-là de la chose; ceci expliquerait qu'il puisse y avoir une histoire du cinéma sans rupture véritable avec les arts antérieurs de la fiction, alors que la photographie échapperait d'une certaine manière à l'histoire (en dépit de l'évolution des techniques et des ambitions de l'art photographique) et représenterait un fait anthropologique "mat", à la fois absolument nouveau et définitivement indépassable". Le temps montre en fait que rien n'est indépassable, et que les catégories les mieux assurées sont susceptibles de se défaire. La photographie est happée par ces flux qui transforment la "conscience spectatorielle" et le régime entier de l'image -celle-ci devenant, réellement ou potentiellement, tour à tour fixe ou animée, selon son mode de production ou de représentation, ou migrant d'un médium à l'autre, comme les artistes nous y ont habitués depuis Warhol et Rauschenberg.

Paul Ardenne et Régis Durand, Images-mondes, De l'évènement au documentaire, Monografik Editions, 2007.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire