Blog proposé par Jean-Louis Bec

dimanche 1 janvier 2017

Sebastiao Salgado: "De ma terre à la Terre"


Rubriques: psychologie du photographe; photographie analogique et numérique; photographie objective et subjective; portrait photographique; paysage.


Si on n’aime pas attendre, on ne peut pas être photographe. J’arrive un jour sur l’île Isabela, aux Galapagos, à côté d’un très beau volcan nommé Alcedo. C’était en 2004. Il y avait une tortue géante, énorme, (…). Chaque fois que je m’approchais d’elle, la tortue s’en allait. Elle ne marchait pas vite, mais je ne pouvais tout de même pas la prendre en photo. J’ai alors réfléchi. Je me suis dit : quand je photographie des humains, je ne débarque jamais dans un groupe incognito, je me fais chaque fois introduire. Ensuite je me présente aux personnes, je m’explique, je discute et, peu à peu, nous faisons connaissance. J’ai compris que, de la même façon, le seul moyen de parvenir à prendre cette tortue en photo était de faire connaissance avec elle; de me mettre à son diapason. Alors je me suis mis en tortue : je me suis mis accroupi et j’ai commencé à marcher à la même hauteur qu’elle, paumes et genoux à terre. A ce moment là, la tortue n’a plus fui. Et quand elle s’est arrêtée de marcher, j’ai fait un mouvement en arrière. Elle s’est avancée, j’ai reculé. J’ai attendu quelques instants, puis je me suis approché, un peu, doucement. La tortue a fait un pas de plus vers moi, j’en ai aussitôt fait quelques-uns en arrière. Elle est alors venue vers moi et s’est laissée regarder tranquillement. J’ai pu commencer à la photographier. L’approche de cette tortue m’a pris une journée entière. Toute une journée pour lui faire comprendre que je respectais son territoire.
J’ai réalisé quelques histoires photographiques qui racontent notre époque et les transformations de notre monde. Chaque fois, il m’a fallu plusieurs années pour y parvenir.  (…) Pour photographier, il faut la patience d’attendre  ce qui va se passer. Car quelque chose va se produire, nécessairement. Dans la majorité des cas, on n’a pas les moyens d’accélérer les évènements.
Avant « Genesis », je n’avais photographié qu’une seule espèce : les humains. Pour ce projet consacré à la nature préservée, au cours des huit années de voyage, il a fallu que j’apprenne à travailler avec les autres espèces. Dés le premier jour du premier reportage, grâce à la tortue, j’ai compris que, pour photographier un animal, il faut l’aimer, avoir du plaisir à regarder sa beauté, ses contours. Il faut le respecter, préserver son espace, son confort dans l’approche, la façon de le regarder et de le photographier. A partir de là, j’ai donc travaillé avec les autres animaux comme je travaille depuis toujours avec nous, les humains.

Sebastiao Salgado, "Genesis",  Galapagos, 2004.


Sebastiao Salgado, "Genesis", Galapagos, 2004.
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Certains disent que je suis un photojournaliste. Ce n’est pas vrai. D’autres que je suis un militant. Ce n’est pas vrai non plus. La seule vérité, c’est que la photo est ma vie. Toutes mes photos correspondent à des moments que j’ai vécus intensément. Toutes ces images existent parce que la vie, ma vie, m’a poussé à les faire. Parce qu’il y avait une rage en moi qui m’a amené à cet endroit-là. Parfois, c’est une idéologie qui m’a guidé, parfois la curiosité ou bien mon envie de me trouver là. Ma photo n’est pas du tout objective. Comme tous les photographes, je photographie en fonction de moi-même. De ce qui me passe par la tête, de ce que je suis en train de vivre et de penser. Et j’assume.
Toutes mes photos on fini dans un journal, certes ; la presse est mon support premier, mon repère. Mais, pour moi, photographier, c’est beaucoup plus que de publier des images. Pour un journal, on travaille quatre, cinq jours, une semaine maximum sur un sujet, surtout aujourd’hui. Pour moi, mon travail n’est jamais fini. Ce qui m’intéresse, c’est de produire des récits photographiques découpés en différents reportages échelonnés sur plusieurs années. De travailler à fond une question sur cinq ou six ans, pas de papillonner d’un sujet à l’autre, d’un endroit à l’autre. Le seul moyen de raconter des histoires, c’est de retourner au même endroit à plusieurs reprises ; c’est dans cette dialectique que l’on évolue. Je procède ainsi depuis plus de quarante ans. Cela a donné une certaine cohérence à mon travail. Je la dois assurément aussi à mon équilibre émotionnel. Au fait d’avoir passé toute une vie avec la femme que j’aime ; grâce à tout ce que nous avons partagé ensemble et avec nos enfants. Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je trouve une harmonie entre ce que je suis, ce que je fais et d’où je viens. Mais bien sûr, à l’époque, je savais seulement que j’étais en train de vivre intensément.
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Pour prendre de bonnes photos, il faut ressentir beaucoup de plaisir. On ne peut passer au total cinq ans de sa vie en Afrique si on n’aime pas vraiment ce continent. Inutile de vous imposer de regarder des gens travailler si cela ne vous intéresse pas. Pour rester plusieurs mois dans une mine, il faut avoir une réelle motivation. Il faut aimer cela. Tous ceux qui vivent auprès d’un photographe le savent bien : la chose la plus rasoir au monde, c’est de le suivre. Il peut passer plusieurs heures d’affilée dans le même endroit, les yeux rivés dans son viseur. J’adore rester ainsi, des heures, à guetter, à cadrer, à travailler à fond la lumière. Tout se joue ensuite au labo. Il s’agit de restituer mes émotions dans un langage qui n’est pas réel, puisque le noir et blanc est une abstraction, à travers les gammes de gris au tirage. Jadis, j’avais ce plaisir, tout seul au labo.
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En se mettant en situation de totale intégration avec ce qui l’entoure, le photographe sait qu’il va assister à quelque chose d’inattendu. Quand il se fond dans le paysage, dans la situation, la construction de l’image finit par émerger devant ses yeux. Mais pour réussir à la voir, il doit faire partie du phénomène. Tous les éléments se mettent alors à jouer pour lui. A cet instant, quel émerveillement ! Cela me rappelle le travail que j’ai accompli pour un livre commandé par le comité d’entreprise de la SNCF. Je me trouvais à la gare d’Aurillac… (…). Un ami Antoine de Giaglis m’a dit : « Regarde, Sebastiao, toute la gare travaille avec ton appareil ». Et c’était vrai.  Chacun vaquait à son occupation, mais c’était comme si nous étions tous reliés et que nous formions un grand théâtre. Nous étions tous en train d’interpréter la même pièce, ensemble. La photo, c’est ça. A un moment, tous les éléments sont liés : les gens, le vent, l’arbre, le fond, la lumière.



Les cheminots, Commande de la SNCF, 1989.
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Les images rapportées, je ne les ai pas réussies tout seul. Il a fallu que les populations me les autorisent, me les offrent. Celles-ci l’ont fait parce que j’ai pris le temps de vivre avec elles. Le fait d’être venu seul a aussi été essentiel. L’être humain est un animal grégaire, alors quand il débarque seul quelque part, il se fait vite assimiler par ceux qui sont sur place. Quand j’avais froid, quand j’avais faim, quand ma famille me manquait, je le disais à mes hôtes. Je leur parlais de mon petit garçon qui grandissait loin de moi. Bref, j’ai partagé avec eux l’essentiel, tout comme ils ont partagé ces images avec moi. Ces photos, ils me les ont données et je les ai reçues. Elles sont chargées d’un véritable pouvoir pour moi. Quand je les regarde, elles évoquent mon isolement additionné au réconfort que m’ont apporté ces Indiens. Et quand je les ai montrées, elles ont quelques fois transmis cette puissance. Celle de la vie de ces gens et du temps que nous avons passé ensemble.


Sebastiao Salgado, indien d'Amazonie, Brésil

Sebastiao Salgado, indien d'Amazonie, Brésil.

 Sebastiao Salgado, etat du Mato Grosse, Brésil, 2005.
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J’ai effectué de  nombreux reportages sur des populations en difficulté et des réfugiés au cours de ma vie. Comme pour toutes mes histoires photographiques, je me suis, chaque fois, fait introduire auprès de personnes et de communautés par des institutions et organisations qui travaillent avec elles. J’ai pris le temps rencontrer les gens, de discuter avec eux. Je fais toujours face à ceux que je photographie dans leur environnement, dans leur action. Je ne leur demande jamais de poser, mais ils voient parfaitement que je les prends en photo et m’y autorisent tacitement. Aucune photo, à elle seule, ne peut changer quoi que ce soit à la pauvreté du monde. Cependant, additionnées à des textes, à des films et à toute l’action des organisations humanitaires et environnementales, mes images participent à un mouvement plus vaste de dénonciation de la violence, de l’exclusion ou de la problématique écologique. Ces moyens d’information contribuent à sensibiliser ceux qui les regardent sur la capacité que nous avons tous à changer la destinée de l’humanité.
Je ne suis pas originaire de la moitié nord du monde et je ne partage pas le sentiment de culpabilité de certains de mes confrères. Je ne photographie pas la pauvreté matérielle parce que je culpabilise, elle fait partie du monde dont je viens.(…)

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Sebastiao Salgado, zaïre, 1994.

Sebastiao Salgado, 


Sebastiao Salgado, zaïre, 1977.

Sebastiao Salgado, zaïre, 1977.

Comme je l’ai déjà évoqué, j’ai vu tellement de souffrance, de haine, de violence au cours des reportages pour « Exodes » que j’en suis sorti très ébranlé. Mais je ne regrette pas de les avoir menés. « Quand on est face à l’atrocité, c’est quoi une bonne photo ? », me demande-t-on parfois. Ma réponse tient en peu de mot : la photo est  mon langage. Le photographe est là pour fermer sa gueule, quelles que soient les situations, il est là pour voir et pour photographier. C’est par la photo que je travaille, que je m’exprime. C’est par là que je vis.
J’aime le Rwanda. J’ai tenu à photographier ses travailleurs et ses plantations ainsi que la beauté de ses parcs aussi bien que les atrocités qui y ont été perpétrées, justement parce que je l’aime. Et, dans cette période d’horreur, je l’ai photographié avec tout mon cœur. Je pensais que tout le mode devait savoir. Personne n’a le droit de se protéger des tragédies de son temps, parce que nous sommes tous responsables, d’une certaine manière, de ce qui se passe dans la société dans laquelle nous avons choisi de vivre. Cette société de consommation à laquelle nous participons tous, nous devons tous admettre qu’elle exploite et paupérise énormément d’habitants de la planète. Les tragédies provoquées par les inégalités Nord-Sud et les calamités en séries que cela engendre, tout le monde doit s’en informer grâce à la radio et la télévision, en lisant la presse, en regardant des photos. C’est notre monde, nous devons l’assumer. Ce ne sont pas les photographes qui créent les catastrophes. Elles sont les symptômes des dysfonctionnements de ce monde auquel nous participons tous. Les photographes sont là pour servir de miroir, comme les journalistes. Et que l’on ne me parle pas de voyeurisme ! Les voyeurs, ce sont les politiques qui ont laissé faire et les militaires qui ont facilité la répression au Rwanda. Ce sont eux, les responsables, ainsi que le Conseil de sécurité des Nations unies qui, par tous ses manquements, n’a pas empêché que des millions d’assassinats soient commis.
J’ai toujours cherché à montrer les gens dans leur dignité. Le plus souvent, ce sont des victimes de la cruauté, des évènements. Ils sont photographiés alors qu’ils ont perdu leur maison, qu’ils ont assisté à l’assassinat de leurs proches, parfois à celui de leurs enfants. Pour l’immense majorité, ce sont des innocents et ils n’ont mérité aucun des malheurs qui leur sont tombés dessus. Mes photos, je les ai prises parce que j’ai pensé que tout le monde devait savoir. C’est mon point de vue, mais je n’oblige personne à les regarder. Mon but n’est ni de faire la leçon ni de donner bonne conscience en provoquant je ne sais quel sentiment de compassion. J’ai réalisé ces images parce que j’avais une obligation morale, éthique de le faire. Dans de tels moments de tourmente, qu’est-ce que la morale, qu’est-ce que l’éthique ? me demandera-t-on. C’est, au moment où je suis en face de quelqu’un en train de mourir, lorsque je décide ou non de déclencher mon appareil.

Sebastiao Salgado, rwanda, 1994

Sebastiao Salgado, rwanda, 1994 . 
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Ce n’est pas parce que je me suis tourné vers la nature avec « Genesis » que j’ai renoncé au noir et blanc. Je n’ai pas besoin du vert pour montrer les arbres, ni du bleu pour montrer la mer et le ciel. La couleur ne m’intéresse pas beaucoup dans ma photographie. Je l’ai pratiquée par le passé, essentiellement pour des commandes de magazines, mais elle représentait pour moi une série d’inconvénients. Tout d’abord, avant que le numérique n’existe, les paramètres de prises de vue en couleurs étaient très rigides. Avec du film, en noir et blanc, on peut faire des surexpositions de quelques diaphragmes et rattraper ensuite les photos au labo, jusqu’à obtenir exactement ce que l’on a senti au moment de la prise de vue. Avec la couleur, c’était impossible.
En argentique, pour les photos couleur, je travaillais en diapositives. On les posait sur une table lumineuse et on conservait seulement les bonnes. Le problème, c’est que, en procédant ainsi, on cassait les séquences et cela me gênait énormément. Tandis qu’en noir et blanc, quand on travaille avec le film, celui-ci est intégralement reproduit sur une planche-contact. Les séquences restent complètes, photos ratées comprises. L’histoire conserve ainsi sa continuité.
Quand j’éditais du noir et blanc argentique, je revivais les évènements aussi intensément que lors des prises de vue. Je me rappelle m’être de nouveau senti malade, épuisé, en éditant les contacts de l’un de mes reportages des « Autres Amériques » au cours duquel j’avais attrapé une hépatite – je faisais encore  à l’époque mes développements et mes tirages moi-même. Le concept de la continuité, essentiel pour moi, est renforcé par le numérique, car l’appareil enregistre l’heure précise, à la seconde près, de chaque prise de vue. Ce qui me restitue la séquence exacte. La planche-contact est une partie extrêmement importante de ma photographie ; d’ailleurs j’ai conservé absolument toutes mes planches, toutes les séquences, tous les tirages en noir et blanc réalisés depuis plus de quarante ans.

Sebastiao Salgado, Autres amériques, Brésil, 1981. 

Sebastiao Salgado, Autres amériques, Brésil, 1986. 

Sebastiao Salgado, Autres amériques,. 

 Du temps de l’argentique, quand je travaillais en couleurs avec du film Kodachrome, je trouvais les bleus et les rouges tellement beaux qu’ils devenaient plus importants que toutes les émotions contenue dans la photo. Tandis que, avec du noir et blanc et toutes les gammes de gris, je peux me concentrer sur la densité des personnes, leurs attitudes, leurs regards, sans que ceux-ci soient parasités par la couleur. Bien sûr, la réalité n’est pas ainsi. Mais, quand on regarde une image en noir et blanc, elle pénètre en nous, nous la digérons, et inconsciemment, nous la colorons. Le noir et blanc, cette abstraction, est donc assimilé par celui qui le regarde, il se l’approprie. Je trouve son pouvoir vraiment phénoménal. C’est pourquoi, sans hésitation, c’est en noir et blanc que j’ai voulu rendre hommage à la nature. La photographier ainsi, c’était pour moi la meilleure façon de montrer sa personnalité, de faire ressortir sa dignité. Tout comme pour approcher les humains et les animaux, pour photographier la nature, il faut la sentir, l’aimer, la respecter. Pour moi, tout cela passe par le noir et blanc. C’est mon goût, mon choix, mais aussi ma contrainte et parfois ma difficulté. (…)


Sebastiao Salgado, Genesis, big horn creek, Canada

Sebastiao Salgado, Genesis, antartique, 2005.

Sebastiao Salgado, Genesis

Sebastiao Salgado, genesis

Ma photographie, ce n’est pas un militantisme, ce n’est pas une profession. C’est ma vie. J’adore la photographie, photographier, avoir un appareil à la main, avoir mon cadre, jouer avec la lumière. J’adore vivre avec les gens, observer les communautés, et désormais les animaux, les arbres, les pierres. Ma photo est tout cela et je ne peux pas dire que ce sont des décisions rationnelles qui me mènent à aller voir ici ou là. Cela vient du fond de moi. Et sans cesse le désir de photographier me pousse à repartir. A aller voir ailleurs. A cherche d’autres images. A prendre toujours et encore de nouvelles photos. 

Sebastiao Salgado et Isabelle Francq, DE MA TERRE A LA TERRE, Presses de la Renaissance, 2013.

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