rubriques: photographie du XXe et contemporaine; lecture de photographie; photographie analogique et numérique
Pauline Kasprzak : La pratique photographique se
déroule en plusieurs étapes, selon un cycle opératoire complexe qui va de la
prise de vue à la diffusion, en incluant le travail de postproduction et
d’archivage. Sur le terrain, avec son appareil, le photographe cadre les
éléments qui lui semblent intéressants. Une fois les photos prises, son travail
est loin d’être terminé. Tout au long du XXe siècle, dans la sphère
« argentique », on a surtout mis l’accent sur l’instant de la prise
de vue et insisté sur le fait que l’acte photographique se joue à ce moment-là.
On s’aperçoit aujourd’hui que non seulement la prise de vue n’est pas le seul
travail du photographe, mais aussi qu’elle ne représente peut-être plus l’étape
la plus importante. La tâche la plus lourde qui incombe au photographe semble
venir après, une fois qu’il se retrouve avec un grand nombre de photos et qu’il
doit trier et choisir.
Jean-Christophe Béchet : On pense trop souvent que l’acte
photographique s’arrête à la prise de vue. Une phrase célèbre de Doisneau a
popularisé ce sentiment : « Un centième de seconde par-ci, un
centième de seconde par-là mis bout à bout cela ne fait jamais de deux, trois
secondes chipées à l’éternité. » Cette citation est charmante mais elle
ancre dans la tête du grand public une certaine représentation du
photographe : un aimable dilettante, glaneur de « beaux »
moments sympathiques qui travaille de-ci, de-là, quelques secondes par jour… Or
les praticiens de la photographie savent bien que la prise de vue ne représente
qu’une infime part du travail créatif. Si on passe 5% de son temps à cadrer et
à appuyer sur le déclencheur, c’est déjà bien !
PK : Surtout dans la photographie
« contemporaine » ou « plasticienne »…
JCB : C’est sans doute un des paradoxes actuels. Au XXe
siècle, les passionnés se baladaient avec leur appareil autour du cou, toujours
à l’affût de l’instant décisif. Aujourd’hui, le grand public photographie tout
avec son smartphone alors que les « vrais » photographes ne sortent
leur boitier que pour des projets précis. De nombreux auteurs passent beaucoup de temps à réfléchir à leur
concept, à se demander de quoi ils vont parler et comment ils vont le faire. Et
ils consacrent aussi beaucoup d’énergie à la finalisation de l’image finale
(postproduction, tirage, encadrement, édition….) L’avant et l’après prise de
vue sont infiniment plus chronophages que la réalisation de l’image elle-même.
PK: La prise de vue est devenue plus rapide, plus facile et
plus économique avec la technologie numérique…
JCB : Tout est lié, bien sûr. Pendant longtemps, le
problème en photographie consistait à maîtriser son appareil, à savoir mesurer
la lumière, jongler avec la vitesse et le diaphragme… Désormais, ce n’est plus
le problème essentiel, l’appareil est devenu un outil aussi facile à utiliser
qu’une voiture ou qu’un lave-linge. Du moins tant qu’on reste dans des modes
entièrement automatiques…
PK : Quel est alors « le problème essentiel »
du photographe ?
JCB : Le problème commence une fois que les photos sont
enregistrées sur la carte mémoire et qu’on se demande ce que l’on va en faire.
Aujourd’hui, face à la profusion de clichés qui circulent, j’ai tendance à
penser qu’une photographie n’existe qu’à partir du moment où elle a été
sélectionnée, finalisée et imprimée. Lorsqu’une image est encore à l’état de
fichier brut sur ordinateur parmi dix mille autres, elle n’est « pas
encore née ». Elle est en gestation… Et c’est l’éditing qui va permettre
cet accouchement !
PK : Je suis entièrement d’accord avec toi sur ce
point : le photographe ne « donne vie » qu’à un petit nombre de
ses photos. Il ne fait exister que celles qu’il a choisies parmi celles qu’il a
réalisées. Il ne peut pas tout montrer. Et si un auteur rate son éditing, s’il
ne sait pas sélectionner ses photos, il risque de laisser passer des images
très moyennes et d’être considéré comme un piètre photographe.
JCB : C’est pourquoi l’angoisse des photographes n’est
plus tellement de rater la photo sur le terrain, mais de rater sa
sélection ! Aujourd’hui, tout le monde peut faire assez facilement de
bonnes images sur le plan technique. Alors, comment se différencier, comment
montrer son savoir-faire, son style, sa personnalité, sa créativité ? Par
la création d’une série au moyen d’un éditing sérieux et réfléchi.
PK : Un éditing qui doit être à la fois subjectif et
objectif… Quel dilemme !
JCB : On trouve deux défauts récurrents chez les
photographes qui n’arrivent pas à choisir leurs photos. Il y a d’abord ceux qui
pensent que toutes leurs images sont plus ou moins équivalentes et qu’il leur
est impossible de sélectionner l’une plutôt que l’autre. Et il y a ceux qui
refusent d’éliminer une photo qu’ils considèrent comme bonne parce qu’elle leur
rappelle un souvenir agréable de prise de vue. Dans les deux cas, j’essaie de
convaincre ces auteurs que le « bon » photographe n’est pas seulement
celui qui prend des « bonnes » photos, c’est aussi, et surtout, celui
qui sait ensuite choisir les meilleures en fonction d’un projet précis.
PK : Comment expliques-tu cela ?
JCB : En revenant aux principes fondamentaux ! Au
moment de la prise de vue, le photographe sélectionne dans le réel les éléments
qui l’intéressent. C’est déjà un travail de choix. Par le cadrage, il retient
une portion de ce qu’il a vu et il élimine définitivement le reste, le
« hors champ ». La réalisation d’un éditing est la suite logique de
cette démarche. Sauf que cette fois, on va éliminer des photos déjà faites. Et
cela revient, du moins en partie, à se déjuger, à se remettre en cause, ce qui
est douloureux ! Mais si on est incapable de poursuivre ce travail de
sélection une fois que les photos sont été prises et d’aller jusqu’à la
quintessence de ce qu’on a voulu faire, on s’arrête au milieu du processus
créatif. Et le travail n’est pas abouti. Par conséquent, sauf exception
géniale, il ne mérite pas d’être montré ou diffusé en dehors d’un cercle privé.
PK : Le but du photographe-auteur est justement de
montrer ses photos. Pour cela il dispose de plusieurs canaux de diffusion. Mais
l’éditing n’est-il pas lié à ce canal ?
JCB : Effectivement, l’éditing ne se fera pas de la
même façon selon le canal de diffusion que l’on privilégie. J’en imagine
trois : l’exposition (la forme papier qu’on expose) ; la forme
audio-visuelle qu’on projette ; le livre. Dans une exposition, il est rare
de montrer plus de trente tirages. Dans une projection, on pourra inclure deux
cents photos en quinze ou vingt minutes. Dans un livre, tout dépend du format,
nombre de pages … (…)
(…)
PK : Il n’y a donc pas un éditing, mais une succession
de plusieurs, chacun s’affinant en fonction de multiples critères croisés.
JCB : Chaque cas est particulier mais il y a une
constante. Dans un premier temps, il va juste s’agir d’éliminer les images
ratées ou celles qui nous semblent les moins fortes. Ensuite on passera
réellement à la sélection des « meilleures ». Parfois, ce processus
prend des années ! Il faut se dire que le photographe est un iceberg, dans
le sens où, quelle que soit la personne à qui il présente ses photos, il ne
montre qu’une infime partie de sa production globale d’images. Les 99% de cette
production resteront la partie immergée de l’iceberg que personne ne verra.
D’où l’importance de ne pas montrer trop vite des photos sélectionnées à chaud…
Seul le temps donne du recul nécessaire à un bon éditing.
(…)
PK : En processus numérique, les photographes débutants
ont davantage besoin de « professeurs d’éditing » que de conseils
techniques. Quelle serait la méthode que tu préconiserais ?
JCB : La sélection est évidemment subjective, mais on
peut donner des principes et une sorte de méthode en trois points:
Il faut faire un premier choix assez large et assez
rapidement après la prise de vue. Si on laisse « dormir » ses photos
trop longtemps sans les regarder, on va vite se retrouver noyé sous la masse
des fichiers produits. Lors de cette première sélection, la proportion des
photos que l’on garde est très variable, disons entre 20 et 30 % de sa
production. Les images éliminées sont conservées comme une sorte de pioche...
Sauf besoin impérieux ou professionnel, on laissera
dormir cette sélection plusieurs mois. Il s’agit de se débarrasser de
« l’image mentale », c’est-à-dire du souvenir visuel qui s’est créé
lors de la prise de vue et qui reste plaqué, tel un calque invisible, sur
l’image. Un calque « sentimental » que seul l’auteur voit : on a
cru à un cadrage original, à un « instant décisif » bien saisi lors
de la prise de vue et on a du mal à accepter que sa photo soit ratée. On se
raccroche à son souvenir du terrain. Six, huit ou dix-huit mois plus tard, on
aura oublié les circonstances de la prise de vue et on pourra donc faire un
deuxième éditing moins « sentimental ». Être sentimental n’est pas un
défaut en soi, mais il le devient quand on conserve une photo au nom d’une histoire
que l’on est seul à connaître. Les spectateurs d’une expo ou les lecteurs d’un
livre « jugent » la photo qu’ils voient, ils ne vont pas s’intéresser
à toutes les explications de l’auteur qui va raconter pourquoi il aime cette
image !
PK : Reste la troisième
étape de ta méthode
(...)
PK : Avec le numérique, on a aussi la possibilité de retoucher facilement ses photos. Pendant l’éditing, on ne peut pas faire abstraction de la question de la retouche.
L’éditing n’est pas un choix purement technique, c’est d’abord un choix esthétique. Il peut y avoir de très bonnes photos d’un point de vue technique qu’on ne va pas amener jusqu’à l’étape du tirage parce qu’elles ne correspondent pas à ce qu’on a envie de montrer.
PK : Une autre question se pose dans la finalisation d’une série, notamment en vue d’une exposition : celle du format du tirage. Nous l’avons déjà évoqué, une photo ne sera pas la même et n’aura pas le même impact sur le spectateur selon le format. Comment choisir le bon format pour mettre en valeur une série ?
Jean-Christophe Béchet, Pauline Kasprzak, Petite philosophie pratique de la prise de vue photographique, Creaphis Editions, 2014.
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