Blog proposé par Jean-Louis Bec

dimanche 10 mars 2013

La langue est une forme


Rubrique: langage et photographie; lecture de photographie

"La métaphore est un outrepassement du langage et du réel. Baudelaire écrit un sonnet sur un beau navire et c'est d'une femme qu'il s'agit. La photographie pourrait-elle faire de même, nommer -montrer- une chose et en signifier une autre? Dans le poème, la métaphore repose sur l'ambivalence du vocabulaire: la femme, comme le navire, peut se balancer, frémir, partir pour un heureux voyage. La photographie devra tabler sur l'ambivalence des apparences. Cependant la langage est sélectif, ne nomme que ce qui convient; il ne mentionnera pas la coque écaillée ou les guindeaux rouillés. En image il est beaucoup plus difficile d'oublier les aspects qui contredisent l'assimilation métaphorique d'une chose à une autre. C'est pour cela que la photographie enregistre plus facilement l'analogie -qui maintient évidentes les dissemblances alors même qu'elle attire l'attention sur les ressemblances- qu'elle ne produit des métaphores. Par ailleurs la métaphore pour s'imposer a besoin de pouvoir être filée, c'est à dire à la fois de se démultiplier en divers aspects complémentaires (le navire, comme la femme, est svelte, a une figure (de proue), des hanches...) et de se développer dans la durée (la femme-navire, a été abordée, prendra le large...). Evidement la photographie, en raison de sa fixité spatiale, limitée qu'elle est à un seul point de vue, et temporelle, arrêtant les apparences à un moment particulier, ne se prête guère à ces amplifications. Cependant comme elles sont de l'ordre de l'imaginé, elles ne lui sont pas entièrement refusées.
Et de fait certains photographes ont cultivé la métaphore visuelle, Edward Weston par à-coups, Ansel Adams dans quelques images où la célébration lyrique des formes naturelles, habituelle à l'artiste, semble laisser place à une sourde angoisse, Bernard Descamps à plusieurs reprises... L'exemple de ces illustres photographes, aux oeuvres par ailleurs fort diverses, atteste que l'exercice de la métaphore en photographie peut jouer le double jeu de la métaphore, courir deux sens à la fois.
(...)

Ce transport imaginaire est parfois orienté par la culture. La photographie d'un cep de vigne le montre. Ce cep, Pierre-Jean Amar l'a isolé par sa prise de vue, le cadrant, au sens propre, dans un format carré qui, l'enserrant étroitement, le magnifie. Pourtant il n'est pas (...) d'apparence curieuse. Ce serait bien plutôt le contraire: les ceps sont le plus souvent tors, contournés et noueux; en cela réside leur pittoresque. De plus on les voit d'ordinaire alignés en rangs dans les champs. Celui-ci, seul, est relativement droit, ne se divise qu'en deux maîtres sarments, dont un quasiment horizontal. Ce serait en cela qu'il est remarquable - et donc curieux, de ce fait-, par son port simplifié et pas sa solitude.
Or le simple, quand il est inusuel, se prête au symbole, ou à la métaphore. Celle-ci se fonde toujours, d'abord, sur une similitude d'ordre général. Par l'inflexion de son tronc et l'écart de ses deux bras ce cep fait penser vaguement à un corps humain; mais ce n'est que du bois; cependant il est dans la culture visuelle occidentale une occasion où corps et bois peuvent se confondre, symboliquement: la crucifixion. Le crucifié a les deux bras étendus; la croix est souvent en forme de T; elle paraît seule dans certains tableaux, comme par exemple dans Le Retable des Pérussis de l'Ecole d'Avignon. Le cep devient  donc croix et ce d'autant plus aisément qu'on ne peut oublier que la vigne donne le vin qui, dans le sacrement d'eucharistie, commémore le sang que versa le Christ sur la Croix.
Toute la photographie alors incline au symbole: la neige qui est déposée sur la vigne et couvre le sol devient image de la mort et métaphore de l'extension universelle de ce qui se joue dans la crucifixion, car le Christ meurt sur la croix pour sauver la terre entière. Après la mort viendra la résurrection. Dans les Crucifixions cette succession est signifiée souvent par la présence dans le paysage de deux arbres juxtaposés, l'un mort, l'autre reverdissant. Ici on en est encore à la prémisse tragique. Seul l'arbre mort est présent. Il occupe tout l'espace, tout le regard, toute la pensée. Mais, vigne, il est aussi arbre eucharistique et donc promesse de salut. La métaphore se file. Le présent n'est si sombre que pour mieux aider à imaginer l'avenir radieux".

photo: Pierre-Jean Amar
 (Toutes les photographies de cet ouvrage)... "font du photographe un inventeur de formes et de significations, au double sens du mot inventeur, archéologique, de qui met à jour ce qui attendait d'être découvert, et inventif, de qui crée: Edward Weston, photographiant des poivrons en forme de poing ou d'échine et des arbres calcinés à allure de personnages, Karl Blossfeld découvrant dans un aconit la figure d'une danseuse, Harry Callahan reconnaissant dans la tige ramifiée d'une herbe sèche le dessin elliptique d'un bassin féminin, et bien d'autres, attestent que la nature fournit en abondance les occasions de faire de ces photographies ambivoques qui, le plus souvent, confèrent une dimension anthropomorphique à des objets matériels.
Plus rares sont les images trouvées qui, comme celle du cep de vigne de Pierre-Jean Amar, tablent sur la mémoire culturelle pour acquérir un sens second. (...) la plupart des faiseurs de telles images les composent préalablement à la prise de vue. Ainsi, Lewis Hine, critique obstiné de la dureté du travail industriel, fait se courber un mécanicien d'une usine électrique pour qu'il paraisse contenu dans l'immense roue de fer qu'il répare et devienne ainsi "élément"  des temps modernes. (...) S'il en est ainsi, c'est que, dès qu'il s'agit réellement de métaphores, les décisions du photographe sont plus déterminantes que les données naturelles. Ce qui n'empêche pas cependant que le photographe invente ses métaphores à partir de spectacles de rencontre. (...)

...Certaines photographies ne donnent pas seulement à constater l'apparence ambigüe, ou ambivalente d'un objet; elles se prêtent aussi à ce que l'équivoque formelle de l'objet qu'elles mettent en scène se prolonge en récit, inventé de toutes pièces ou fondé dans la mémoire culturelle (à vrai dire le pus libre apparemment de ces récits est toujours débiteur de cette mémoire). Plus que la substitution d'une réalité nouvelle à la réalité référentielle (substitution paradoxale dans la photographie, génétiquement et génériquement dépendante du spectacle du monde), ce qui constitue le fondement même de toute métaphore, c'est sans doute ce basculement de la passivité d'un spectacle arrêté au dynamisme d'un récit en devenir qui est nécessaire à la viabilité de la métaphore. En cela la métaphorisation change la photographie en ce que Gaston Bachelard appelle "poésie dynamique", par laquelle, dit-il, "les choses ne sont pas ce qu'elles sont; elles sont ce qu'elles deviennent". Et comme la poésie est qualification méliorative du réel, la métaphorisation d'un spectacle photographié est un processus de grandissement, par lequel les objets photographiés acquièrent un statut nouveau, supérieur la plupart du temps en dignité à celui qui est le leur en réalité, passant de l'inanimé à l'animé, (...), de la forme d'un cep effeuillé à la figure de l'Arbre de vie. Ainsi la tranfiguration métaphorique repose sur un écart entre photographié et photographique et elle n'est pleinement réussie que si c'est un grand écart".

Pierre-Jean Amar et Jean Arrouye, Métaphores photographiques, creaphis, 2004.


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