Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 19 décembre 2011

"L'image renversante"

jean-louis bec, Rosas (Espagne), 04/2009  num
Rubriques: lecture de photographies; perception, vision et photographie


"On pourrait croire que regarder une photographie c'est occuper la place du photographe, prendre à nouveau le point de vue de son créateur puisqu'on voit la même chose que lui bien que dans les dimensions réduites du cliché. Or l'expérience de l'image photographique, (...) est par essence différente de la "prise de vue", si l'on peut dire, du photographe. Car nous ne voyons pas à travers un objectif qui focalise, qui réduit notre champ de vision. Regarder une photo, c'est pour le regard traverser l'image pour voir ce qui en elle est directement là. Le photographié est présent en personne pour moi sans être réellement devant moi - bouleversant et retournant toutes nos catégories de la perception.
Merleau-Ponty a montré que, d'un point de vue phénoménologique, ces catégories se fondent sur la réciprocité voyant-visible: la vision doit s'inscrire dans l'ordre d'être qu'elle dévoile. Il faut que celui qui voit ne soit pas lui -même étranger au monde qu'il voit. " Le chiasme", écrit Merleau-Ponty, la réversibilité, c'est l'idée que toute perception est doublée d'une contre-perception, est acte à deux faces, on ne sait plus qui parle et qui écoute. Circularité voir-être vu, percevoir-être perçu (c'est elle qui fait qu'il nous semble que la perception se fait dans les choses mêmes)". Il y a donc comme un narcissisme ontologique de la vision: pris dans ce que je vois, c'est d'abord par le monde que je suis vu. Phénoménologiquement, voir c'est toujours simultanément être vu par le dehors. C'est ainsi que les choses elles-mêmes semblent dotées de la possibilité de voir, comme il arrive quand nous nous sentons regardés par elles. Voyant-visible s'échangent, chacun est en chiasme avec l'autre: mais ils ne parviennent cependant pas à la fusion, à une identité réelle qui anéantirait le voir. Cette essence de la perception ne fait qu'exprimer ce fait que mon rapport aux choses n'est jamais coïncidence mais pure coexistence.
Or, dans ce qu'on pourrait appeler l'exposition à une photographie, cette coexistence avec le monde se renverse en se dispersant en lui. Car il y a plus fantastique encore qu'être vu par le dehors: faire l'expérience de ne plus être vu du tout - expérience qui n'est pas liée à l'impossibilité de distinguer, comme lorsqu'on est plongé dans le noir, par exemple  et qu'on a d'autant plus l'impression d'être vu qu'on voit moins. En effet l'épreuve du noir a au moins ceci de représentable qu'elle a encore lieu dans la relation dedans-dehors. C'est au contraire face à ce qui nous ignore que nous nous sentons devenir invisibles, sans pour autant disparaître du monde. L'étrangeté radicale de ce qui se présente sur une photo réside dans le fait qu'il ne s'adresse pas à moi, qu'il ne me regarde pas. On pourrait objecter qu'une personne prise en portrait par exemple me regarde précisément dans les yeux. Mais au contraire, toute violence d'un portrait, quel qu'il soit, réside en ceci qu'il a figé, éternellement ou presque, un regard qui traverse ceux qui le voient, semblant fixer dans le lointain quelque chose de définitivement disparu. Plus le visage nous regarde, moins il semble nous voir.(...).
Toute possibilité d'être vu étant anéantie, je perds moi-même la vue pour devenir aveugle comme l'image devant moi. C'est cela le renversement radical, la catastrophe photographique: voir le photographié c'est venir occuper sa place et aussitôt passer de l'autre côté du miroir. Le spectateur disparaît dans le paysage".

Céline Aubertin, L'image renversante -les photographies invisibles dans L'invention de Morel d'Adolpho Bioy Casarès - in La photographie au pied de la lettre, Publications de l'Université de Provence, 2005.

2 commentaires:

  1. De courbes et de droites se dessinent de nouveaux rapports à l'oeil ... Le figuratif frôle l'abstraction et l'homme même en perd sa verticalité, à s'en rompre le cou ...

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